Chapitre 7 : L’échappatoire des naufragés.

Mercredi 30 mars 2011. Au petit matin, tout le monde est sur le pied de guerre dès 5h30. On partage les trois lyophilisés qu’il nous reste. Le jour se lève mais la lumière a du mal à se faire une place dans l’étroite gorge qui ne fait pas plus de 6 m de large à cet endroit. Ne parlons pas du soleil que l’on ne verra pas de la journée !

Bon et maintenant ? Un rapide point sur la situation nous amène vers une décision unanime et sans surprise : compte tenu du peu d’énergie restant dans le dernier accu du perforateur, il est hors de question de risquer de nous retrouver coincés dans « un passage infranchissable » sans possibilité de perçage. Nous prenons donc la sage décision de tenter une sortie par le haut. Cela nous permettra de contourner la difficulté inconnue en passant sur des amarrages naturels et d’économiser une quinzaine de trous. Pour la suite, on avisera d’en haut en fonction du point de vu. Mais il est évident qu’on devra redescendre dans le canyon dès que possible…

Il reste à trouver deux volontaires pas trop « rouillés » pour s’attaquer aux 70 mètres de « terrain d’aventure »… Sam, Laurent, Rod, Jean-Luc et Matthieu, sont tous d’excellents grimpeurs, mais là, ça ne suffira pas ! Le rocher est recouvert d’une mousse humide et épaisse rendant la progression délicate, ce qui n’est pas si différent des parois enduites de boue liquide lors des escalades souterraines : il faudra nous donc un « grimpeur spéléo » !

Rod se propose et Laurent, entendant le mot « escalade », saute immédiatement sur l’occasion, pensant naïvement s’éclater autant que sur le célèbre calcaire espagnol ! Le reste de l’équipe s’occupe de plier le bivouac de fortune pendant que nos deux spécialistes s’équipent en conséquence : combinaison étanche, chaussures canyon, corde statique, perfo, coinceurs et pitons.

Il faut tout d’abord se jeter dans l’eau glacée pour rejoindre l’autre berge. Au pied du dièdre, un bon « pas de bloc » impose ensuite à Rod de commencer par grimper sur la tête de Laurent. L’escalade est ensuite peu engageante, encombrée de rochers branlants. Peu de protections naturelles s’offrent au duo de grimpeurs dans ce terrain pourri. Un « friend », un mauvais piton, puis enfin un bon goujon permettront un équipement en fixe pour que le reste du groupe rejoigne les ouvreurs, 70m plus haut, sur une vire moins pentue. 


Une fois de plus, la complémentarité de nos compétences nous permet de faire face à tout type de situation. Tour à tour et à son heure, chacun mettra au service de tous ses aptitudes, son énergie et sa conviction afin de franchir chaque passage délicat et de réussir ce challenge... Une véritable fusion s'opère au sein de l'équipe malgré le caractère fort de chacun et la fatigue nerveuse. 

La progression devient fastidieuse et aérienne : mi-jungle, mi-alpinisme, terrain favori de Jean-Luc. Grâce à un cheminement astucieux de plusieurs heures à travers un système de vires recouvert de jungle dense, nous traversons derrière lui, sur 700m de développement et à 200m au dessus de l’immense vide du canyon. Nous parvenons ainsi à contourner par le haut « l‘infranchissable trou noir » que nous évaluerons plus tard à 80m de haut ! Nous avons pris la bonne décision.

Vers 16h00, Rod trouve une ligne de rappel qui nous permet de sortir de cet enchevêtrement de bambous coupants en replongeant dans le canyon d’arbre en arbre, en 5 longueurs. A ce stade, nous espérons encore avancer rapidement dans les grands méandres entrevus du haut, il restera pourtant plus de 400m de dénivelé à descendre pour pourvoir atteindre l'équipe du bivouac intermédiaire ce soir... Où sont donc les grandes verticales attendues à la fin de la partie sup ? 

Aussitôt les pieds dans l’eau, Yann reprend la tête de la cordée et dévalent le grand chaos de bloc. Cette partie est large et magnifique, entrecoupée de belles cascades et de profondes vasques. Un goujon par-ci, un bloc ceinturé d’une cordelette par là, à priori, il ne nous reste pas plus que 10 trous de capacité dans l’accu ! On économise au maximum… 

La zone des « Grands jets » arrive enfin, Rod et Lio reprennent la main. Nous contournons un grand ressaut d’une quarantaine de mètre, la gorge se resserre et un gros vide s’ouvre devant nous. « La cascade HCT », haute de 70m, impose à Rod d’user de ruse et de finesse : départ autour d’un bloc puis traversée « plein gaz » suspendu à un malheureux piton-lame de 5cm ! 

Au bout de cette traversée Rod décale la ligne de rappel et fractionne 35 m plus bas sur un tout petit arbuste, à peine plus costaud que le piton précédent ! Au pied de l’impressionnante cascade, dans la longue vasque, des vagues énormes créées par la colonne d’eau claquent contre la paroi ! Les embruns nous giflent le visage. A cet endroit nous estimons le débit à 180l/s. et force 8 sur l'échelle de Beaufort ! On se croirait en pleine mer par temps de tempête ! 

En arrivant au bout de la corde, les questions fusent dans nos têtes. Aucun de nous ne fait le malin... Quelques énergiques brassées plus loin, nous remontons sur un bloc très glissant duquel nous sautons d’une hauteur de 7m dans une magnifique marmite. Dorian, spécialiste en eaux-vives, est alors d’une aide précieuse pour nos deux amis népalais dans ces zones de nage. Sam et Laurent ne cessent de photographier et de filmer. Ils capturent des images chocs, révélatrices de la situation et reflétant l’atmosphère chargée. Derrière, Greg et Rajesh déséquipent et font circuler les cordes aux « singes », Kabindra et Matthieu. Ca roule au mieux…
Devant, Lio et Rod avancent très rapidement pour éviter de se retrouver une fois de plus coincés au fond du canyon par la nuit qui arrive à grands pas. Le temps vire au plus mauvais, une énorme averse se précipite sur nos têtes et le canyon s’assombrit à tel point que nous sommes obligés d’allumer nos frontales. Le vent se lève et des bourrasques s’ajoutent au courant d’air glacial omniprésent dans le canyon… Chamje Khola ne nous laisse décidément aucun répit.

18h30, il fait de plus en plus sombre. Mathieu informe alors Jean Luc qu’il semble y avoir un problème devant : Lionel et Rod sont en train de remonter deux petits rappels et réapparaissent soudain en haut d’un ressaut. Ils nous confirment la mauvaise nouvelle : une nouvelle étroiture verticale se présente devant nous et elle encore plus imposante que celle qui nous a stoppé la veille. Ce grand encaissement aperçu en aval est fractionné par deux cascades. La première, d’environ 50m, se jette dans un long canal se déversant directement 30m plus bas vers l’inconnu. Avec un dernier accu de perfo quasiment vide,  l’état de fatigue avancé du « Team » et la nuit qui tombe rapidement, force est d’admettre que nous sommes face à un deuxième « passage infranchissable ». La jonction avec l’équipe de soutien ne doit pourtant plus être très loin mais ce ne sera toujours pas pour ce soir. On se sera pourtant bien battu… Adieu poulet, vin rouge, duvet chaud et partie de rire !

De ce pas, Jean Luc, sur-motivé, prend le relais et s’engage dans une escalade scabreuse et complètement fracturée pour tenter de trouver une échappatoire vers le haut. Renforcée par Laurent, notre meilleur grimpeur, la cordée progresse verticalement à travers la paroi surplombant le canyon : les « pas de bloc » n’y résistent pas ! Aux dernières lueurs du jour, nos leaders localisent d’en haut, la grande falaise caractéristique qu’ils ont repérée en acheminant le bivouac intermédiaire : notre salut est tout proche. Tous les éclairages sont allumées, la nuit est noire et nous impose de rester groupés. Malgré cela nous essayons de progresser à travers une jungle hostile perchée sur des vires escarpées. Mais dans ces conditions, la progression à la frontale s’avère dangereuse et risque de nous conduire à notre perte. Nous décidons donc de nous arrêter sur la dernière vire pouvant accueillir 11 personnes. 

Tout le monde est soulagé mais un peu amer : 2h de jour de plus et on était sorti d’affaire ! Il est maintenant 20h30. Cela fait 15 heures que nous avons quitté le dernier bivouac et que nous « brassons » le ventre vide. Nous préparons un énorme feu à l’aide de notre réchaud à essence permettant de sécher par miracle le bois mouillé. Nous essayons de tendre des couvertures de survie pour nous abriter de la bruine constante qui nous transit de froid. Tous conscients que le salut dépend de notre comportement individuel, de notre volonté et de notre espoir de nous en sortir, nous nous collons les uns contre les autres, partageant une pipe bourrée de feuilles d’arbres séchées, même le tabac manque ! Nos amis népalais sont eux-aussi en sale état : Rajesh nous fait savoir qu’il a des pointes aigues au cœur et qu’il est épuisé. Nous le bourrons de paracétamol et le choyons en le maintenant au chaud. Ce soir, nous n’avons rien à manger, le dernier vrai repas remonte à deux soirs en arrière, nous sommes affamés ! Nous ré-ouvrons les sachets de lyophilisés préalablement destinés à la poubelle pour « gratter » un peu de soupe rallongée avec l’eau d’une mauvaise vasque croupie. Le feu nous réchauffe au moins le cœur. La nuit n‘en fini pas et peu d’entre nous arrivent à dormir plus de deux heures.

"Comme quoi tout s'arrange, même mal !" (Toujours proverbe HCT)
Texte : Jean-Luc et Rod
Photos : Sam Bié

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